Témoignage d’une mère : Peut-on vivre la joie et aimer après le suicide d’un enfant ?
novembre 2025

C’est au cours d’une pause-café que nous nous redécouvrons avec une amie psychothérapeute , un peu perdue de vue. Des points communs nous rapprochent et me voilà reprenant avec elle ce chemin si lourd, douloureusement long, après l’annonce en septembre 1999 de la mort par suicide de notre fils de 24 ans.
À la fin de la rencontre, elle me demande si j’accepte de témoigner auprès de parents comme moi, confrontés au choix d’un fils ou d’une fille qui a choisi de mettre fin à ses jours…Parfois aboutissement d’une longue dépression ou comme notre fils idéaliste ne pouvant plus supporter ses contradictions…
Au fond la question serait : est-ce possible de vivre heureux et d’aimer encore plus fort ? Aujourd’hui, je dis oui, trois fois oui !
Mais pour cela il me faut replonger 26 ans en arrière, ce jour où la nuit vient en plein jour, où le ciel m’est tombé sur la tête, où une annonce vient pétrifier toutes vos forces. Vers midi des gendarmes inconnus me demandent si je suis bien la mère de Pierre. Je pense immédiatement à un accident d’autant plus qu’ayant passé le permis moto, nous lui avons donné la possibilité de s’en acheter une, mais pourtant je sais qu’il est prudent.
Avec précaution on me demande d’appeler mon mari qui enseigne à la faculté car il est arrivé quelque chose à notre fils. On m’annonce sa mort. Je redis « C’est un accident. » Pour moi pas d’autre possibilité. Et l’horreur se dessine « Non on l’a trouvé pendu au petit matin, il a laissé une longue lettre pour vous et son amie. » Lorsque mon mari arrive nous joignons sa petite amie, effondrée, qui a dû le reconnaître.
Je ne saurai dire comment nous avons traversé ces journées où il faut imaginer un enterrement, je ne sais pas faire. Dans quel lieu reposera son corps ? Partir à Bordeaux pour une célébration sur place avec son et ses amie(s)… Ma belle-famille se mobilise, ma belle-sœur vit à Bordeaux. Cinq jours sous calmants, juste la force d’avaler ce qu’on nous prépare, embrasser tendrement mes filles, mon mari, mes amis qui emplissent notre maison, non plus de rires, mais de douceur et d’attention. Ma mère, mon père et mes sœurs seront là huit jours après pour l’enterrement à Lyon, mais pas mon frère au Canada, en voyage.
Puis ce temps où il faut agir comme des automates, seuls ou accompagnés, ou tout semble s’arrêter à la porte de notre cœur de mère, de père, qui souffre au point qu’il semble mort . L’annonce m’a fait l’effet d’un coup d’épée au cœur et aux entrailles, là où je t’ai porté.
« Notre fils Pierre vit près de Bordeaux à 550 kms. Jeune homme de 24 ans ayant acquis son autonomie Après le baccalauréat inscrit en école d’architecte, il refuse d’y faire son entrée, une voie trop ordinaire, conformiste. Un parcours atypique se dessine et tu nous étonneras toujours. Tu cherches ton chemin à travers mille petits boulots . Et tu t’engages avec fougue dans un projet collectif de ferme auberge en Aveyron, et d’élevage de percherons, avec des copains rencontrés dans les chantiers de jeunes l’été pendant trois années.
Puis deuil brutal de ton meilleur ami et tu t’investis dans la formation animateur socio-culturel en trois ans à Bordeaux. Tu traces ton chemin loin de la famille mais toujours très en lien. Nous allons te voir et tu viens à Lyon en particulier, le jour de la naissance de ta nièce Louise chez ta sœur aînée. Votre lien est si fort que tu obtiens à l’armée un congé de 48h pour venir en stop à la maternité, le jour même de la naissance de ta nièce. Tu réussis le diplôme animateur socio-culturel, est en poste depuis un an. Avec ton amie Maryse vous cheminez ensemble depuis deux ans avec des projets….
Que s’est-il passé ce 23 septembre où tu décides , ainsi que tu l’exprimes dans ta lettre que tu nous laisses ?
Tu dis « le geste que je fais aujourd’hui, vous ne me le pardonnerez jamais et je le comprends; Avant toute chose je voulais qu’une chose soit claire : vous n’y pouvez rien et Maryse non plus…. Je choisis de partir à cause de mes contradictions, entre ce que je voulais être et ce que je ne suis pas. Mon monde d’imaginaire s’ébrèche de plus en plus au contact de la réalité… Je suis lâche en choisissant ma destinée et mon seul regret est de vous faire mal à vous, à Maryse, à mes amis et à tous ceux que je connais et que j’aime… Je vous ai toujours aimés et j’ai passé de belles années à vos côté. La vie commence un jour et se finit… alors moi je choisis….marre de me noyer dans mon esprit. »
C’est avec beaucoup d’émotions que je relis ta lettre testament, ainsi que les témoignages de chacun lors de la célébration de ton enterrement.. Douleur, tristesse et paix car c’est vrai que nous nous sommes aimés…
Pierrot tu « étais notre petit Prince » et tu le reste pour l’éternité, car je crois avec Saint-Exupéry que tu habites, tu vis tu ris dans une étoile… Ce livre que nous avons lu et relu qui a bercé votre enfance après les contes de Grimm et autres histoires pour dormir…
Ainsi que l’a écrit une amie pour ton enterrement : « Tu es venu au monde, en été pour le plus grand bonheur de tes parents et ta sœur de 19 mois ton aînée. Enfant blond comme les blés, plein d’humour et rieur, tu as comblé ta famille et leurs amis. »
Trois ans après, des sœurs jumelles viennent compléter notre bonheur. J’ai donc laissé mon métier d ‘éducatrice spécialisée pour organiser, gérer et partager la joie de notre quotidien pendant dix ans. Sans regret aujourd’hui.
Ainsi que l’écrira sa grande sœur Anne à l’enterrement : « Pierrot avait la faculté de s’intéresser à tous les gens et d’être intéressé par toutes choses…Et son parrain d’ajouter « Tu nous étonnais déjà par tes capacités, tes ressources, tes qualités humaines, ton sens de l’amitié, ton énergie inépuisable, ta soif d’idéal. »
J’ai parlé de l’état de sidération et de douleur intense des premiers mois, et je sais que je ne peux m’en sortir seule. Ayant déjà fait un travail sur moi, accompagnée par un psy à la mort de mon père, je rencontre près de chez moi une femme psychiatre qui m’aidera à cheminer de la mère à la femme, à l’enfant et à l’être profond que je suis, alternant des temps de larmes et de petites étincelles de joie ou d’envie de vivre.
Alors qu’elle joie d’accueillir deux nouvelles vies dans la famille : un petit fils puis 3 mois après, une deuxième petite fille chez deux de nos filles. J’ai aussi repris le travail de famille d’accueil avec la participation de mon mari et notre dernière fille à la maison. Et mon mari a continué son travail d’enseignant et de recherche à la Faculté, dans un monde que je ne pénètre pas :les maths pures.
Ces petites joies auraient pu suffire à nourrir notre vie quotidienne, mais le désir du couple semble mort, nous poursuivons chacun dans un monde parallèle…du moins je le vis ainsi sans doute, dans une relation de couple trop fusionnelle, où je ne supporte plus que mon mari ne souffre pas autant que moi et reste dans son monde. Ce qui me conduit à me séparer, ce qui l’a fait beaucoup souffrir certes, mais nous a aussi fait grandir je pense.
Si j’accepte aujourd’hui de revenir sur cette longue période de deuil qui m’a pris cinq ans, c’est aussi pour rendre grâce : de tous mes amis qui m’ont entourée d’affection mais aussi de nos filles qui ont su garder une relation juste avec chacun de nous deux, me confiant leurs enfants pour des vacances, un week-end, partageant une sortie, un repas… Plus tard, nous avons repris avec leur père de fêter les anniversaires tous ensemble. Je reconnais une grande générosité à mon mari.
Ce qui m’aidera aussi beaucoup – « mon fils parti trop tôt, je le cherchais partout… » – c’est la décision d’écrire tous les souvenirs heureux en famille avec Pierrot, reprenant les albums photos et laissant volontairement les 5 dernières années, où il volait de ses propres ailes, partageant avec nous des moments de joie et de retrouvailles trois à quatre fois par an .
Voici ce que m’a appris ce poème de Khalil Gibran , Vos enfants :
« Vos enfants ne sont pas vos enfants,…. ils viennent à travers vous…Vous pouvez leur donner votre amour mais non point vos pensées….. Car leur âme habite la maison de demain que vous ne pouvez pas visiter, pas même dans vos rêves….. Vous êtes les arcs par qui vos enfants comme des flèches sont projetées…. Que votre tension par la main de l’Archer soit pour la joie, car de même qu’Il aime la flèche qui vole, il aime l’arc qui est stable. »
En conclusion, je me suis appliquée dans toutes mes relations à être plus écoutante de la beauté de l’Autre et du monde, projetant moins mes désirs sur eux. Il me semble que la relation à mes filles, mes gendres et petits enfants s’en est trouvée enrichie, car je partage avec eux beaucoup de joie, les découvertes de chacun, chacune, partageant aussi une peine, un questionnement mais dans la confiance qu’ils ont ce qu’il faut pour trouver une solution…
Si ce parcours vous touche puisse-t-il aussi faire surgir en vous la source de votre joie qui a pour nom, du moins je le crois très fort, l’Amour que l’on donne et l’Amour que l’on reçoit. Un autre nom : La gratitude qui vient car nos souffrances nous enseignent à travers la douleur, un chemin de simplicité pour recevoir ce que nous n’attendons pas ou plus… Je serai heureuse de recevoir votre témoignage, vos mots… Et si nous étions là seulement pour aimer ?
Chantal
Merci à Chantal qui a bien voulu témoigner auprès de Françoise Blaise-Kopp, psychologue.
