Une compassion reçue
juin 2025
Que ces lignes décrivant mon passage d’une compassion naturelle donnée par mes origines à celle reçue en août 1990, à Paray-le-Monial, soit un hommage à notre cher Pape François, don parfait de lui-même.
Mes parents, aux parcours atypiques donnèrent vie, en deux unions successives, à douze enfants dont je fus l’ainée des vivants. Il me fut imposé, d’emblée, la responsabilité du soin et de l’ordre des fratries différentes. En effet, par ordonnance de justice, à mes quinze ans, je fus déplacée d’un foyer à l’autre. Je repérais très jeune les dysfonctionnements conjugaux avec leurs conséquences sur le développement des enfants présentant pour certains des carences notables pour toute leur vie. Pour moi, être là, leur dispenser l’élémentaire me fut naturel…
Les soins alimentaires, corporels, psychiques passent chez le petit enfant par le toucher, l’enveloppement, la présence rassurante. Les apprentissages éducatifs se donnent par la parole structurante, par les règles. Ces capacités, qui me furent données, me forgèrent dans mon mode relationnel pour le restant de mes jours, avec leurs limites.
Je retiendrai, dans la rare présence de ceux qui m’ont donné la vie, les dons exceptionnels de pianiste, la connaissance des langues étrangères, la beauté de ma mère, la rigueur scientifique et la sévérité de mon père. Le jugement que je portais sur les adultes proches m’engonçait dans une raideur naissante qui ne m’empêchait pas d’aimer la vie à profusion grâce à mes grands-parents maternels à qui je dois tout. Rescapés de la deuxième guerre mondiale où ils perdirent tous leurs biens, héros de la Résistance dont ils furent avec ma mère, décorés, ils se rapatrièrent de la Picardie dans leur village natal du Gers.
Les quatre premiers enfants, nous y vivions jusqu’à mes 15 ans, de longues périodes sécurisantes fondées sur la foi catholique. Je partageais la vie simple des paysans, parlant le gascon. Je me rendais à l’école, en classe-unique, en tous les temps, par des chemins non goudronnés. Dans un pays non doté d’eau courante et d’électricité, la solidarité posée sur des rituels des travaux saisonniers rendait la vie possible. L’accueil, l’écoute, l’aide se vivaient dans des postures efficaces. Aucune tricherie dans leur vie rude.
Jusqu’en classe d’Hypokhâgne, des pensionnats rigoureux dont on ne sortait qu’aux vacances, ont fait grandir ma confiance en Celui présent dans l’amitié ambiante, la qualité de l’enseignement reçu. Guide de France puis responsable diocésaine de la JEC, j’étais forgée par les règlements canalisant mon débordement de vie exprimé dans une pratique excessive de sports à risque et de la danse classique.
Les études en Faculté d’Histoire-Géographie puis de Psychologie clinique, poussée par un désir de réussite sociale structuraient une vie où je cherchais inconsciemment dans les rencontres masculines à soigner, à réparer les souffrances que j’avais décelées dans les figures paternelles. Je confondais fusion, passion dans un imaginaire à la mode ambiante des années 1968. Je me conformais, sans maturité, à l’obligation familiale rassurante du mariage.
Le choix des métiers d’enseignante, de directrice d’établissements médicaux-sociaux et de psychothérapeute m’aura permis de me donner au quotidien, dans une relation bienveillante que je souhaitais unique avec chacun.
J’ai donné naissance à trois enfants dont un décéda avant terme. L’apprentissage de la vie d’adulte à deux non préparé. Des incompatibilités, des silences, des abandons…
Survivre, avancer ensemble avec les enfants. Leur ouvrir le chemin de la vie, accueillir chacun dans sa différence, ne pas juger, pardonner. Je vis alors seule à la force du poignet en trébuchant parfois.
Or, en août 1990, celle qui me mit au monde m’inscrivit sans me prévenir à une session donnée par la communauté de l’Emmanuel à Paray-le-Monial dont son mari et elle-même suivaient les enseignements depuis 14 ans. Leur transformation intérieure notable était source d’étonnement pour tous. Aussi confiante mais apeurée, j’acquiesçais. Ma vie fut retournée à 360° dès la première demi-journée.
Un beau matin d’août ! 4000 personnes sur une prairie. Je m’isole à distance sous un peuplier…Un témoignage d’une vie professionnelle semblable à la mienne habitée par l’Amour me bouleverse. L’annonce d’une Eucharistie proche fait naître en moi le désir de communier. Impossible sans avoir reçu le sacrement de réconciliation ! Larmes abondantes qui ne coulaient plus depuis des années !
Et là, que dire ? Que décrire ? Une Présence insaisissable, une douceur ineffable, une Force qui saisit. La respiration s’accélère, la poitrine est déchirée, la douleur bienfaisante d’une blessure inexprimable. Des mots intérieurs venus d’ailleurs… Un grand silence durant des heures sans bouger, assise à la même place jusqu’à perdre la notion du temps et de l’espace…Rien n’est changé, tout est changé…
Sacrement de Réconciliation. Une rencontre inattendue me conduit à une maison d’accueil jésuite. Des années d’apprentissage à la suite de saint Ignace. Je me surprends à dire oui aux services demandés. Dans mon cœur, j’entends toujours en boucle : « Je ne suis pas digne. »
Les souvenirs des erreurs, des péchés commis tournent en boucle dans ma tête.
Servir jusqu’à l’épuisement pour réparer jusqu’au jour où…des années plus tard, une communautaire de l’Emmanuel que j’hébergeais me dit :
« L’Amour de Dieu est gratuit. Il n’est pas donné selon tes mérites. Il t’aime pour toi-même. Tu es unique pour Lui. Il a besoin de toi. » Il me fallut du temps pour croire que je pouvais être aimée, me décentrer du « moi-je » à accueillir le « toi-Moi ». Cela passa par les expériences de la maladie, des épreuves, de la reconnaissance de mes incapacités humaines à accueillir Son imprévu, la lutte contre l’orgueil.
Les savoirs ne servent plus, l’ombre de la mort peut se dessiner à l’horizon. Un autre rôde dans l’ombre. La nuit. Me répéter la fidélité.
Alors survint le souvenir que durant mes années d’adolescence, j’avais bandé chaque matin les jambes de ma grand-mère maternelle, Maria, qui ne marchait plus. Ses ulcères variqueux et ses phlébites me demandaient des soins minutieux. Elle était penchée au-dessus de ma tête, avec son port altier de reine.
Elle m’inondait de son amour ; elle me disait dans le silence de sa vie qui ne fut que don total :
« Donne jusqu’au bout, ne retiens rien. L’Amour est là pour toujours. ».
Je compris, par son exemple, le langage silencieux du corps qui est animé par Celui qui donne le premier souffle. Le grain reste stérile tant qu’il ne meurt en terre. Rien à faire par la volonté. Que recevoir pour donner.
Une aventure nouvelle commença. Se souvenir d’être aimé, de le vivre sans peur de ne pas l’être en retour, ouvre avec Lui un chemin nouveau de liberté.
« Soyez ce que Dieu a voulu que vous soyez et vous mettrez le feu au monde. » nous dit sainte Catherine de Sienne.
Marie-Anne, Réseau Mondial de Prière du Pape France